AI France Summit : Faire entrer la recherche en IA dans les entreprises

Une plus grande porosité entre la recherche et les entreprises permettrait d’accélérer l’innovation en intelligence artificielle sur le terrain et dans les applications. Pour en débattre, l’événement AI France Summit a réuni le 5 mars à Paris des représentants des mondes académique, institutionnel et industriel.

Hier, sur AI Paris Summit 2020, à Bercy, Bruno Sportisse, président d’Inria, se dit optimiste sur les relations entre les mondes de la recherche et de l’industrie et voit au contraire une accélération des cycles et des passerelles avec les entreprises. (Crédit : LMI/MG)

Comment transférer la recherche en intelligence artificielle dans l’industrie, quelle feuille de route pour innover plus vite ? Sur ce sujet, abordé hier à Bercy sur l’AI France Summit, une table ronde a réuni spécialistes de l’IA, industriels et académiques. L’événement était organisé pour la 2e année par Tech In France sous le haut patronage du secrétariat d’Etat au Numérique. Pour Yves Demazeau, président de l’Afia, association française pour l’IA, « il n’y a probablement pas assez de chercheurs dans les entreprises françaises et l’héritage de l’intelligence artificielle qui existe depuis une bonne soixantaine d’années ne perfuse pas autant qu’il le pourrait au niveau industriel ». En embaucher davantage permettrait de faire se rencontrer spontanément et directement des équipes de recherche et des équipes industrielles pour partager leurs problèmes et leurs solutions et essayer de parler le même langage, a-t-il ajouté.

Pourtant, à ses côtés, André Brunetière, directeur produits de l’éditeur de logiciels de gestion Cegid, ne se voit pas frontalement confronté à la recherche. « Ce que l’on utilise en ce moment a été découvert il y a déjà longtemps. Nous avons besoin de recherche fondamentale mais ne nous en servirons que dans 5, 10 ou 15 ans. Le travail que nous faisons, c’est plutôt de réfléchir aux usages qu’à l’algorithme en tant que tel », a-t-il exprimé. L’IA pour l’industriel, c’est ce qu’il peut en faire, rappelle-t-il, en citant les assistants conversationnels, la prédictivité, les mécanismes d’apprentissage et d’exploration. Ces outils arrivent chez les éditeurs une fois packagés en algorithme qu’ils peuvent utiliser. Dans le cas des logiciels de gestion, qui créent et organisent le corpus de données financières, RH et commerciales d’une entreprise, un éditeur comme Cegid cherche à remplacer les tâches répétitives par des algorithmes qui vont automatiser la saisie et le formatage, mais aussi le contrôle de cohérence et la conformité des données. L’éditeur travaille aussi sur la façon d’analyser ces données pour en tirer de la valeur. Sur ces sujets, il est intéressant de voir ce que la recherche peut lui apporter, reconnaît le directeur produits. 

Le deep learning pour parvenir aux chantiers furtifs

Dans un tout autre domaine que l’édition de logiciels, celui des travaux publics, Jean-Denis Muller, directeur de l’innovation du groupe Sade (construction et entretien des réseaux de canalisations publics et privés), se projette pour sa part sur les applications basées sur l’IA qui se préparent pour les années et décennies à venir. Ce spécialiste du deep learning a une double perspective, ayant lui-même évolué tout autant dans le secteur académique que dans celui de l’entreprise. Il rappelle que l’effet de mode actuel autour du deep learning est actuellement porté par les Gafa dans le BtoC, sur les services aux consommateurs. Alors qu’il y a de nombreux domaines BtoB et industriels qui exploitent le deep learning. Pour un groupe comme Sade, qui creuse des tranchées avec une empreinte environnementale importante, les applications qui se préparent portent sur la réduction de cette empreinte. « Notre vision, c’est le chantier sans tranchée, le chantier furtif, invisible », explique-t-il. Des mini-robots seront envoyés dans des tranchées de plus en plus étroites, en attendant de passer à la téléopération avec des robots capables de faire des tâches complexes, mais avec l’assistance des personnes qui restent sur le terrain et gardent leur expertise. « Le robot est assisté par l’humain, c’est la vision à moyen terme », a-t-il exposé.

De gauche à droite, Peter Droell (direction générale recherche et innovation, Commission européenne), Bruno Sportisse (président d’Inria), Jean-Denis Muller (directeur Innovation du groupe Sade), Yves Demazeau (président de l’Afia), André Brunetière (directeur produits de Cegid), au côté de la modératrice de la table ronde.

Pour les acteurs de la recherche, comment répondre efficacement aux besoins de l’industrie. Bruno Sportisse, président de l’Inria, se dit optimiste sur la question des relations entre ces deux mondes, qu’il qualifie pourtant d’assez lancinante en France. Pour lui, il n’y a pas « de jardin à la française » calé sur un schéma linéaire avec une recherche qui n’arriverait dans l’industrie que des années plus tard. Il voit au contraire une accélération des cycles et des passerelles avec les entreprises. Ce qui compte, souligne-t-il, ce sont les parcours des personnes. « Au niveau international, les entreprises qui arrivent à tirer leur épingle du jeu, ce sont celles qui sont extrêmement bien ancrées là où il y a des talents, des jeunes et des moins jeunes », a-t-il exprimé. « Il faut qu’il y ait des connexions en amont, dans les deux sens, parce que les problèmes des entreprises peuvent donner de vrais sujets scientifiques aux chercheurs ». Il faut que ces dialogues aient lieu, insiste le président de l’Inria, et éviter que les chercheurs ne soient attirés par d’autres sirènes. Pour lui, la problématique, c’est la diversité des passerelles qui permettront la mobilité des chercheurs. Il évoque aussi les start-ups issues de la recherche publique qui peuvent constituer un formidable accélérateur pour travailler avec les entreprises, voire pour être acquises par elles in fine.

Permettre à l’industrie de tester et prioriser les PME

Sur la même ligne, Peter Droell, de la direction générale recherche et innovation, à la Commission européenne, trouve que l’on sous-estime un peu la dynamique et l’accélération des cycles d’innovation. « Vous l’avez dit, ce n’est pas linéaire, on considère toujours qu’il suffit d’investir dans la recherche et que le marché va faire le reste, mais ce n’est comme cela que ça fonctionne ». Pour Peter Droell, le problème de la feuille de route de l’IA vers les entreprises, c’est plutôt la formation des personnes, un point sur lequel tous les intervenants s’accordent. Pour aller plus loin, il faut aussi très concrètement permettre à l’industrie de tester et de monter en puissance. « Nous avons de très bonnes expériences avec des pôles d’innovation pour le digital. Il faut investir plus dans ces centres de testing de recherche, de scale up et surtout donner la priorité aux petites et moyennes entreprises qui n’ont pas les moyens », pointe Peter Droell en soulignant un vrai problème avec la diffusion de la technologie. « Il y a des entreprises qui gagnent en productivité et accumulent du savoir mais il faut le diffuser pour avoir de l’effet sur la société ». Peter Droell a par ailleurs rappelé que l’Europe avait décidé d’adopter un plan coordonnée sur l’IA. Un livre blanc vient d’être publié sur le sujet par la Commission européenne : « Intelligence artificielle : Une approche européenne axée sur l’excellence et la confiance ».

A sa suite, Yves Demazeau, de l’AFAI, évoque un audit du programme européen FET (Future emerging technology) pour vérifier l’impact de la recherche sur l’innovation des projets financés. « 83% des projets qui ont amené de l’innovation résultaient de consortiums qui au départ ne se connaissaient pas », a-t-il exposé. L’AFIA en est convaincue depuis 10 ans. « Quand un industriel a une problématique, on peut l’aider à trouver avec qui travailler », assure-t-il en regrettant que les acteurs académiques travaillent toujours un peu avec les mêmes entreprises. « A la lumière de cet audit, je pense que l’on gagnerait à créer de nouvelles relations », a-t-il ajouté en conviant au forum FIIA sur RGPD, droit et IA. 

Prendre le risque de recruter des chercheurs

Sur ce sujet, Bruno Sportisse met aussi en évidence l’importance des dynamiques territoriales qui se construisent dans la durée, autour des campus universitaires et des flux de personnes. « Chaque année, chez Inria, il y a environ 1000 jeunes qui sortent de nos équipes », rappelle-t-il. Comment fait-on pour qu’il y en ait une partie significative qui arrive à irriguer les entreprises françaises, que ce soit les départements R&D de grands groupes où des PME pour lesquelles le fait d’investir sur une telle compétence va constituer une prise de risque acte important parce que ça va peut-être changer des processus interne. « Il faut qu’on l’aide à prendre le risque », insiste-t-il en jugeant que le pire serait qu’on propose à cette PME des prestations de services qui lui ferait renoncer à embaucher ce talent. « Le sujet, c’est le flux des personnes et comment on l’accélère », a réaffirmé le président de l’Inria qui a également évoqué le très ambitieux plan de Bpifrance sur la deeptech.

André Brunetière, de Cegid, admet que l’entreprise évite le risque. La pression de la vitesse pousse à vouloir réussir du 1er coup et à aller chercher des produits déjà aboutis venant souvent d’outre-Atlantique. Il évalue que le flux entre recherche et industrie pourrait être plus important chez les éditeurs de logiciels en France dans un domaine, l’IA, où ce devrait être naturel, et pense aussi que « c’est l’incubation de talents à l’intérieur des entreprises plus que la logique de prestations de services qui permettra de faire cette transition ». Il faut une plus grande porosité entre la recherche et les entreprises, confirme de son côté Jean-Denis Muller, du groupe Sade, qui connaît bien les deux mondes. « Les cultures sont totalement différentes et il n’y a pas les mêmes échéances temporelles. Il est vrai que pour un industriel, c’est très compliqué de prendre des risques, d’investir au-delà d’un ou 2 ans, de comprendre l’état d’esprit d’un chercheur et vice-versa ». Pour lui, rien ne remplace le passage de chercheurs dans l’industrie et d’ingénieurs dans la recherche ».

En février, l’Inria a signé son contrat d’objectifs 2023 avec l’Etat. L’IA responsable – maîtrise des algorithmes et chaînes de traitement de la donnée – fait partie de ses thèmes prioritaires. Sur les 200 équipes de l’institut, « nous souhaitons que dans les 4 ans, il y ait 10% de ces équipes qui soient conjointes avec des industriels, qu’ils soient manufacturiers ou éditeurs de logiciels », a précisé hier Bruno Sportisse. « 20 équipes conjointes, cela veut dire de la confiance, une feuille de route à 4 ans partagée, des personnes qui de part et d’autre sont prêtes à s’engager. Et là, cela crée de la porosité, du flux, cela permet d’incuber des talents et d’accélérer le passage de l’un à l’autre », projette le président d’Inria. 

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