Fin de CentOS Linux : une trahison de Red Hat, vraiment ?

Á l’origine, personne ne pensait utiliser Red Hat Enterprise Linux (RHEL) gratuitement. L’abandon de la distribution de CentOS Linux, annoncé pour fin 2021, comme alternative non payante n’est pas une raison pour s’indigner.

Dans le domaine de la technologie, nous avons tendance à nous énerver quand les entreprises nous privent de choses gratuites. Par exemple, nous avons tempêté contre Google quand le fournisseur a supprimé des services qu’il offrait gratuitement auparavant. Et dans le monde de l’open source, nous réclamons justice quand CentOS, l’alternative gratuite à Red Hat Enterprise Linux, ne permet plus d’éviter de payer pour RHEL. Je ne sais pas pourquoi Red Hat a choisi de mettre fin à la version traditionnelle de CentOS Linux, actuellement en version 8, et de ne conserver que la plateforme de développement CentOS Stream. Le contributeur Steven J. Vaughan-Nichols a évoqué quelques raisons possibles, et Chris Wright, directeur technique de Red Hat, a expliqué la décision de l’entreprise. Mais de nombreux utilisateurs de CentOS sont furieux, comme on a pu le voir sur Hacker News.

Chris Wright est peut-être sincère quand il écrit que « Red Hat pense que le transfert de l’intégralité de son investissement vers CentOS Stream est le meilleur moyen de stimuler davantage l’innovation Linux en permettant à la communauté de l’écosystème au sens large d’entretenir un lien plus étroit avec le développement de RHEL ». Une autre explication serait que Red Hat cherche tout simplement des moyens de faire adopter plus largement l’option payante de RHEL. Cependant, compte tenu du solide soutien manifesté de longue date par Red Hat à l’égard des communautés open source, il semble malvenu et peu clairvoyant de blâmer l’entreprise de faire ce qu’elle estime le mieux pour son activité. Après tout, ses intérêts commerciaux n’ont-ils pas toujours été étroitement liés aux intérêts de la communauté ?

Les choses gratuites et les portes à sens unique

Mais d’abord, parlons des portes à sens unique. Mon collègue et ami, Tom « spot » Callaway de Red Hat, a récemment écrit sur le concept des portes à sens unique et à double sens : Une porte à sens unique est une action qui, une fois lancée, ne peut être annulée (en aucune manière, ou alors au risque de provoquer des perturbations majeures). Cela ne veut pas dire que l’on ne franchit jamais de porte à sens unique, mais on ne le fait jamais sans y avoir sérieusement réfléchi. Pressé d’exemples, Tom Callaway en a suggéré deux : « des quotas illimités pour les services gratuits de Google, un accès illimité aux conteneurs gratuits dans le Docker Hub ». L’idée n’est pas de ne jamais franchir ces portes à sens unique, comme l’a souligné M. Callaway, mais plutôt d’être très prudent avant de le faire. Par exemple, le code open source est une porte à sens unique : Une fois que vous avez livré le code en open source, il n’est plus possible de revenir en arrière et de le reprendre. Il en va de même pour CentOS Linux, l’alternative gratuite à Red Hat Enterprise Linux (RHEL).

On peut voir, d’après les commentaires postés sur Hacker News, que l’affaire est importante pour certains. En voici un un exemple : « Imaginez que vous dirigiez une entreprise et, parce qu’on vous a promis une durée de vie de 10 ans, vous aviez choisi de déployer CentOS 8. Vous êtes maintenant complètement foutu, et Red Hat le sait. Pourquoi diable ne pas avoir pris cette décision à partir de CentOS 9 ? Disons les choses clairement : Red Hat a trahi ses utilisateurs ». Vraiment ? Quand je regarde la FAQ de CentOS, je lis ceci : « CentOS Linux n’est pas du tout supporté par Red Hat, Inc. » Ou encore, sur le site de support de Red Hat, il est indiqué que : « Vous ne pouvez pas obtenir de support pour CentOS ou les paquets CentOS de Red Hat ».

Bien sûr, certains (beaucoup ?) de ceux qui se plaignent le plus bruyamment ne veulent pas vraiment de support. Ils veulent simplement une stabilité de type RHEL sans payer pour RHEL. Comme cette personne : « Moi et beaucoup d’autres, nous avons utilisé CentOS parce que c’était un bon moyen de profiter des avantages de Red Hat sans avoir à payer pour ça ». En d’autres termes, ils veulent bénéficier du travail que Red Hat fait pour améliorer et empaqueter Linux mais sans avoir à payer pour cela. C’est un peu comme moi avec Google Search : Je veux juste la fonctionnalité de recherche sans rien payer pour cela. En fait, j’utilise un bloqueur d’annonces pour ne pas avoir à payer, même indirectement, en cliquant sur les annonces. Je profite à 100 % des investissements de Google dans Chrome, Search, etc. Mais revenons aux portes à sens unique. Red Hat peut-il retrouver sa capacité à faire payer plus efficacement la valeur qu’il fournit avec RHEL ? Si l’on considère l’histoire de RHEL elle-même, la réponse devrait être « oui ».

Les gens paient pour les produits

Red Hat n’a pas commencé avec RHEL. Comme beaucoup d’éditeurs de logiciels libres, il a démarré en priant pour que les gens décident de payer pour le support. Je peux dire, sur la base de mes années d’expérience, que ce modèle commercial du « prier pour payer » ne fonctionne pas. Il est même effroyable. C’est pour cette raison qu’en mars 2002, il a annoncé Red Hat Linux Advanced Server, rebaptisé Red Hat Enterprise Linux en 2003. Quelques années plus tard, j’avais écrit, à propos du modèle de Red Hat, que le fournisseur rendait difficile, voire impossible, l’obtention de la version binaire compilée de son logiciel testé/supporté/prêt pour l’entreprise sans le payer. (Une reconnaissance du fait que, si le code source était gratuit, peu de gens voulait réellement ce code, et encore moins payer pour cela).

Ainsi, Red Hat a conditionné les utilisateurs à payer pour RHEL. L’industrie pensait obtenir Linux, et Red Hat Linux, gratuitement. Mais personne ne pensait pouvoir obtenir RHEL gratuitement. En tout cas, jusqu’à l’arrivée de CentOS. Quelques années après la naissance de RHEL, CentOS a agrandi le cercle Linux, en suivant RHEL de près, sans la bénédiction manifeste de Red Hat. Mais tout a changé en 2014, quand l’équipe de CentOS a rejoint Red Hat suite à son acquisition par l’éditeur. C’est peut-être à ce moment-là que les gens ont imaginé qu’ils pouvaient obtenir tous les avantages de RHEL (moins le support) sans payer, à partir de la même source que RHEL. Après tout, c’était toujours Red Hat, n’est-ce pas ?

Aujourd’hui, il semble que la firme tente à nouveau de mettre une certaine distance entre RHEL et CentOS, ce qui me paraît raisonnable. Red Hat est une entreprise, et non une œuvre de charité, et sa capacité à financer le développement de Linux dépend de sa capacité à monétiser RHEL. Oui, Red Hat a du travail à valoriser la construction de RHEL, mais comment ?

Une bascule vers Windows plus onéreuse

Voilà le commentaire de quelqu’un qui regrette d’avoir opté pour CentOS plutôt que pour Windows et qui devra désormais payer pour RHEL : « L’ironie de la chose, c’est que j’ai pris des risques avec mon équipe en nous forçant à opter pour Linux plutôt que pour Windows et pour les rassurer, je leur ai demandé d’attendre de voir ce qui se passerait, dans l’espoir que le différentiel de performance deviendrait négligeable. Après réflexion, il semble que le passage à RHEL pourrait nous coûter moins cher et nous imposer le minimum de temps d’arrêt possible ».

Vous comprenez ? Ils voulaient que ce soit « gratuit », mais ils découvrent que RHEL ne leur coûtera pas trop cher. Plus important encore, ils dépendent clairement de ce système d’exploitation pour leur activité, il semble donc peu clairvoyant de chercher des moyens pour supprimer des coûts qui pourraient simultanément augmenter le risque, comme le montre un autre commentaire : « Pourquoi accepteriez-vous un risque supplémentaire sur le système d’exploitation si vous pouvez facilement réduire le risque, et le coût final, en optant pour un système d’exploitation dont le support du fournisseur est inscrit dans le contrat réel ? Voilà 11 à 13 ans que RHEL existe… CentOS est, et a toujours été, le « meilleur effort » de la communauté, avec parfois de sérieux retards (pas souvent, mais c’est arrivé). Le tarif d’une licence Red Hat Enterprise Linux Server démarre à 349 dollars HT. Je suppose que cela représente une fois (ou deux ou trois fois) moins que le coût de votre logiciel, en fonction des technologies utilisées (pour une solution d’entreprise). En d’autres termes, ce n’est guère plus qu’une erreur d’arrondi globale ».

Oui, certaines personnes vont se réorienter vers Debian, fermement accrochés à l’idée de ne pas payer pour leur système d’exploitation. D’autres réaliseront que le coût du paiement de RHEL est relativement faible par rapport au logiciel qu’ils pourraient utiliser (Oracle ?). Tout va s’arranger. Il faudra peut-être faire un tri. Et c’est peut-être la faute de Red Hat, qui a créé une porte à sens unique en acquérant CentOS. Mais Red Hat a déjà été confronté à cette situation auparavant, lors de la création de RHEL, et l’on peut supposer que l’éditeur saura gérer cette nouvelle transition. En attendant, les utilisateurs de CentOS se souviendront peut-être de la réputation bien méritée de Red Hat en matière d’open source. Alors, s’il y a eu de nombreuses raisons de s’indigner en 2020, celle-ci n’en fait pas partie.

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